Malheur à celui qui ose spoiler un film ou une série !
Banni des forums, craint sur les réseaux, le spoiler, ou divulgâchage dans la langue de Molière, est presque unanimement combattu. Les critiques se doivent à présent de préciser si elles spoilent un film, si elle dévoilent une partie de l’intrigue d’une série, et la diffusion de séries événements (au hasard, la dernière saison de Game of Thrones) ou de franchises populaires (toujours au hasard, le dernier volet de Star Wars: l’Ascension de Skywalker) suffit pour relancer le débat.
On reproche aux uns de ne pas être assez prudents, aux autres de trop en dire. Le spoiler est partout, tout le temps, si bien qu’on ne se pose pas (ou peu) de questions à son sujet: se faire spoiler, c’est forcément perdre quelque intérêt pour l’œuvre en question. C’est précisément ce postulat qu’il faut pourtant mettre à mal, car il devient regrettable qu’il se soit à ce point imposé, et ce même dans nombre de cercles cinéphiles.
Et si Clouzot s’était trompé?
Dans son chef-d’œuvre Les Diaboliques (1955), le grand cinéaste français Henri-Georges Clouzot enchaîne les retournements d’intrigue, non sans avoir, le long des deux heures de métrage, joué crescendo avec la tension des spectateurs. Arrive la fin, et un carton pour le moins singulier : « Ne soyez pas diaboliques ! Ne détruisez pas l’intérêt que pourraient prendre vos amis à ce film. Ne leur racontez pas ce que vous avez vu. Merci pour eux. ». Repris cinq ans plus tard par l’autre maître du suspense, Alfred Hitchcock, pour son film Psychose, ce message d’avertissement tend à montrer que le spoiler ne date pas d’hier.
Mais est-il motivé seulement par la nécessité de préserver le spectateur de tout détail sur l’intrigue à des fins artistiques, ou peut-on le voir comme un coup particulièrement habile de marketing destiné à attiser la curiosité des foules ? Quoi qu’il en soit, s’il devait faire sensation en 1955, il apparaît aujourd’hui bien vain, et pas seulement parce qu’en soixante-cinq ans, l’intrigue a eu le temps d’entrer dans l’imaginaire collectif.
Clouzot Vs Hitchcock
Car en effet, qu’est ce qui démarque ce film des autres policiers de son temps ? Pourquoi ce réalisateur, tout comme Hitchcock, est-il resté dans l’histoire ? Pour ses retournements d’intrigues ? En partie, sans doute. On se rappelle l’audace de Psychose, qui décide, en milieu de métrage, d’inverser l’intérêt de la caméra, après une fameuse scène sous la douche.
Mais pour autant, suffit-il d’un bon retournement de situation pour égaler les maîtres du genre? Assurément, non. Car ce qui distingue Clouzot et Hitchcock, c’est cette précision dans la réalisation, c’est cette mise en scène chirurgicale qui rend possible, parfois sans beaucoup de moyens, une sensation oppressante de grande tension. En bref, ce n’est pas le récit, mais son exécution. Et en ce sens, on ne peut réduire Les Diaboliques à son intrigue. L’erreur de Clouzot, c’est d’estimer que le scénario seul de son film justifie l’intérêt que doit lui porter le public. Et le temps l’a révélée: on regarde du Clouzot soixante ans après, parce que c’est particulièrement bien mis en scène.
On ne peut pas spoiler un film
Mais plus globalement, pourquoi allons-nous voir des films? Pour une intrigue? Vous connaissez sans doute déjà cette étude[1] menée par Nicholas Christenfeld, professeur en psychologie à l’Université de Californie, qui affirme que des lecteurs apprécient d’avantage des œuvres littéraires qui leur ont été au préalable spoilées. Selon cette enquête, une connaissance initiale de l’histoire permet donc de mieux profiter de ses détails, du style, etc… Le pont avec le cinéma se fait alors tout naturellement.
Car dans un film, ce n’est finalement pas la fin qui importe, mais le mouvement. Ce qui est intéressant n’est pas de savoir qu’au final notre héros réussit ou ne réussit pas, mais de voir comment il réussit, et surtout comment le réalisateur met en scène sa réussite. Et c’est dans cette optique, certes très influencée par la politique des auteurs, que nous pouvons affirmer que spoiler un film n’est pas possible.
Expliquer l’inexplicable
On ne peut pas expliquer une œuvre cinématographique à quelqu’un qui ne l’a pas vue. Son ambiance, la pertinence de sa mise en scène, son rythme, ce sont des choses qui se voient, qui se vivent. Le cinéma ne se raconte pas, il se montre.
C’est pourquoi, d’ailleurs, une critique ne devrait pas avoir peur de dévoiler des éléments de l’intrigue, puisqu’elle a pour rôle d’éclairer le spectateur sur ce qu’il a vu, et non de lui donner envie de voir. En bref, on ne peut pas spoiler un film, car la seule façon de le spoiler, c’est de le montrer.
Alors, oui, on peut bien entendu être absolument allergique aux spoilers, et les éviter. Comme on peut, à l’inverse, ne pas les craindre, et même les accueillir. Après tout, l’expérience cinématographique reste encore personnelle, et il n’y a pas une bonne façon de voir un film. Il s’agirait cependant de relativiser l’importance qu’a pris le problème. Oui, on peut être déçu d’apprendre à l’avance qu’untel tue untel, que le méchant est en fait untel, mais cela ne gâche pas un film, car un film, ce n’est pas (seulement) un scénario.
[1] Antoine Barré, «Les spoils vous feraient en réalité mieux apprécier l’histoire», Hitek, publié le 27/05/2016 sur: https://hitek.fr/actualite/spoiler-bien-ou-mal_9436